L’assaut d’une ampleur sans précédent lancé par le Hamas et la riposte israélienne, sous la forme de bombardements massifs sur la Bande de Gaza, signent-ils la fin d’un processus de paix déjà bien fragile avant les événements du week-end dernier ?
S’achemine-t-on vers une guerre totale ? Israël peut-il vaincre militairement le Hamas, et réciproquement ? Le gouvernement très droitier de Benyamin Nétanyahou va-t-il s’ouvrir à la gauche pour former un cabinet d’union nationale, et si oui, avec quelles conséquences ?
Ce ne sont là que quelques-unes des nombreuses questions que tous les observateurs se posent après trois jours d’affrontements sanglants, qui se sont déjà soldés par des centaines de morts des deux côtés.
Samy Cohen, chercheur émérite à Sciences Po, président de l’Association française d’études sur Israël (AFEIL) et auteur de nombreux ouvrages dont dernièrement Israël, une démocratie fragile (Fayard, 2021), apporte ici quelques éléments de réponse.
Pourquoi l’assaut du Hamas a-t-il pris Israël de court ?
Il y a eu, côté israélien, des failles à deux niveaux. D’une part, une faille au niveau du renseignement. Jusqu’ici, le Shabak était très bien renseigné sur la situation dans la bande de Gaza. Manifestement, dernièrement, il n’avait plus de sources au sein du Hamas. Sa cécité n’en est pas moins étonnante. Par exemple, des journalistes avaient indiqué, ces derniers mois, que les militants du Hamas étaient nombreux à sortir s’entraîner régulièrement à moto, et même qu’ils apprenaient à piloter des ULM ; et pourtant, les services israéliens n’ont rien vu venir. C’est une faille majeure dont ils devront répondre un jour.
Mais cette faille ne s’est pas produite dans un vide. Bien souvent, les failles du renseignement sont dues aux failles de la conception politico-militaire du pays. Prenez la guerre du Kippour, il y a cinquante ans. Les services israéliens disposaient de nombreux renseignements indiquant que l’Égypte était sur le point d’attaquer. Mais les responsables politiques n’ont pas voulu le croire car ils étaient pris dans une conception stratégique complètement erronée, d’après laquelle l’Égypte était beaucoup trop faible pour oser passer à l’attaque. De la même façon, depuis plusieurs années, la conception politico-stratégique du pouvoir a en quelque sorte ruisselé jusqu’au monde du renseignement : cette conception, défendue depuis des années par Benyamin Nétanyahou, affirmait que le Hamas ne présentait pas un danger majeur pour Israël… et qu’il fallait préserver sa présence dans la bande de Gaza afin de convaincre la société israélienne et la communauté internationale qu’il n’y avait pas de partenaire pour la paix puisque la société palestinienne était fracturée entre, d’une part, le Hamas et, d’autre part, le Fatah.
Pour Nétanyahou et pour l’ensemble de la droite israélienne, l’épouvantail Hamas constituait une sorte d’assurance face à d’éventuelles pressions internationales. Nétanyahou a même dit en aparté un jour qu’il était dans l’intérêt d’Israël que le Hamas perdure. Pour cela, il a permis que de l’argent du Qatar lui soit versé, et il a autorisé quelque 20 000 Gazaouis à aller travailler en Israël, pour que la vie sous le Hamas y soit un minimum vivable.
Les services de renseignement ont été imprégnés de cette vision selon laquelle le Hamas n’était pas une menace réelle. D’ailleurs, il y a peu, Tzachi Hanegbi, chef du Conseil de sécurité nationale, une instance qui conseille le premier ministre, et qui est un proche de Nétanyahou, a déclaré que le Hamas n’était pas désireux de reprendre les hostilités. Bref, les services de renseignement se sont endormis, mais dans une large mesure, cela s’explique par la posture du gouvernement – et il faut ajouter que voilà des mois que le premier ministre se concentre quasi exclusivement sur son combat visant à prendre le contrôle de la Cour suprême, ce qui constituait pour lui une priorité absolue – au moins jusqu’au 7 octobre…
Une fois l’attaque du Hamas lancée, ses combattants ont pu assez aisément progresser en territoire israélien, tuant de nombreuses personnes et prenant près d’une centaine d’otages…
Parce que les unités de l’armée étaient très insuffisantes autour de Gaza. Pour une raison simple : l’effort principal portait sur la Cisjordanie. Depuis deux ans, le gouvernement israélien ne cesse de renforcer la sécurité des colonies. Il est vrai qu’il y a eu une recrudescence des attentats en Cisjordanie ; mais l’explication tient surtout au fait qu’il y a désormais au gouvernement des représentants des colons de Cisjordanie, à commencer par le ministre de la Sécurité intérieure, Itamar Ben-Gvir, qui exigent que l’armée assure la sécurité de ces colons, qui sont leur électorat fidèle – ce qui s’est fait au détriment des populations vivant près de la bande de Gaza, qui votent de façon beaucoup plus hétérogène et ne sont donc pas considérées comme un électorat prioritaire.
Bref, la combinaison de l’aveuglement du renseignement, dû à la vision des dirigeants du pays, et de l’absence des troupes autour de la bande de Gaza a permis à cet assaut de se dérouler avec le bilan humain que l’on sait.
Nétanyahou a déclaré vouloir former un gouvernement d’union nationale ; est-ce envisageable ?
Ce sera compliqué. L’ancien premier ministre Yaïr Lapid a exigé, en contrepartie de son éventuelle entrée au gouvernement, le départ des ulra-religieux. Mais Nétanyahou peut-il se passer d’eux ? Il est possible qu’ils arrivent à un compromis à ce sujet. Aujourd’hui, il a endossé le costume de chef de guerre et montre les muscles, affirmant qu’il allait détruire le Hamas…
Est-ce possible ?
Non. Ces propos relèvent de la rhétorique purement politique, pas de la réalité. Le Hamas n’est pas une armée régulière, qu’on peut vaincre sur le champ de bataille et dont on peut obtenir la reddition. C’est une organisation paramilitaire très décentralisée, dont les combattants, qui se cachent dans des tunnels, sont très difficiles à débusquer. L’aviation israélienne n’y suffira pas.
Pour y parvenir, il faudrait entrer dans Gaza avec des chars et des milliers d’hommes, et il y aurait de très nombreuses victimes des deux côtés, aussi bien parmi les civils gazaouis que parmi les soldats israéliens. Ce à quoi il faut ajouter un autre facteur : celui des otages…
Justement, que va faire le Hamas de tous les otages qu’il a emmenés à Gaza ? Entend-il les échanger contre des prisonniers palestiniens détenus en Israël ?
Actuellement, le Hamas n’a aucun intérêt à négocier la libération des otages. Imaginez, simple hypothèse, que le mouvement obtienne la libération de tous ses prisonniers qui se trouvent actuellement en prison en Israël, et relâche les otages israéliens qu’il détient. Il perdrait alors un formidable bouclier humain ! Israël pourrait attaquer massivement la bande de Gaza, sans craindre de causer au passage la mort de ses ressortissants.
Il y aura peut-être des négociations, mais pas avant très longtemps. En attendant, ces otages seront sans doute disséminés partout à Gaza, contraignant l’armée à faire extrêmement attention à chaque décision de bombarder…
Le processus de paix israélo-palestinien était déjà moribond ; ce qui vient de se passer constitue-t-il le dernier clou dans le cercueil ?
Mais le processus de paix israélo-palestinien est mort depuis bien longtemps, au moins depuis Ehoud Olmert il y a quinze ans. Maintenant, on n’en est plus à planter le dernier clou dans le cercueil ; on en est à jeter le cercueil à la mer ! C’est-à-dire que le sujet même de la paix a disparu. Ce que l’on constate aujourd’hui, c’est que même la population israélienne la plus modérée ne croit plus à la possibilité de la paix. Elle a vu les images des massacres de civils commis par le Hamas le 7 octobre, et elle a vu des Palestiniens de Cisjordanie en train de fêter bruyamment ces carnages. Nous sommes partis pour des années très sombres. Il n’y aura pas de retour en arrière.
Quel avenir voyez-vous à Benyamin Nétanyahou ?
Sa responsabilité est très grande. Il pensait qu’en établissant des relations diplomatiques avec un certain nombre de pays du monde arabe – alors que, des décennies durant, tous les observateurs affirmaient qu’il n’y aurait pas de normalisation israélo-arabe sans règlement de la question palestinienne – il avait démontré que la Palestine, finalement, n’était plus un sujet. Or la Palestine vient, dans une explosion de violence effarante, de se rappeler à son mauvais souvenir ; et dans un contexte pareil, il est exclu que l’Arabie saoudite continue d’avancer vers un rapprochement avec Israël.
Pour autant, au vu du traumatisme vécu par Israël ces 7-8 octobre, il n’est pas certain que Nétanyahou perde le pouvoir à brève échéance. Il avait perdu de sa popularité au cours de ces derniers mois à cause de sa posture dans l’affaire de la Cour suprême. Cette perte de popularité avait aussi concerné ses alliés ultra-religieux, et bénéficié avant tout au Parti de l’Unité nationale de Benny Gantz, qui vient en tête des sondages depuis des mois et qui pourrait rejoindre le gouvernement à brève échéance.
Remarquez que ni Gantz, ni Yaïr Lapid n’ont demandé le départ immédiat de Nétanyahou. Ils savent qu’une telle exigence serait impopulaire car elle serait perçue comme allant dans le sens du Hamas, puisqu’il s’agirait d’un affaiblissement du pouvoir israélien consécutif aux attaques du 7 octobre. Bref, Nétanyahou est encore là pour un moment, le Hamas aussi, et il est très difficile de trouver des raisons de se montrer optimiste…
Samy Cohen, Directeur de recherche émérite (CERI), Sciences Po
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.